La psychanalyse par téléphone : un dispositif moderne, fidèle à Freud et Lacan

La psychanalyse par téléphone : un dispositif moderne, fidèle à Freud et Lacan

Longtemps associée au divan, à la présence physique et à un cadre spatial immuable, la psychanalyse semble à première vue incompatible avec la distance technologique. Pourtant, depuis plusieurs décennies, des psychanalystes reconnus — héritiers de Freud comme de Lacan — interrogent et valident la possibilité d’une cure à distance, notamment par téléphone.

Loin d’être une dénaturation de la pratique, la psychanalyse par téléphone peut, dans certaines conditions, réactiver le cœur même de l’expérience analytique : la parole pleine, l’association libre, l’écoute flottante, la construction transférentielle.

1. Freud : la primauté de la parole sur la présence
Contrairement à certaines idées reçues, Freud n’a jamais posé comme principe absolu l’obligation d’une rencontre en face à face.
Quelques points fondamentaux permettent de comprendre pourquoi :

1.1. Pour Freud, le moteur de l’analyse est la parole
Dans les Études sur l’hystérie (1895), Freud insiste : c’est la parole, non le regard, qui agit.
La cure consiste à :
lever les résistances,
permettre l’expression libre,
déployer les chaînes associatives,
faire surgir l’inconscient dans les lapsus, les hésitations, les répétitions.
La médiation téléphonique, en recentrant sur la voix, peut même renforcer cette dimension verbale, en retirant certains éléments de mise en scène corporelle.
1.2. Freud pratique déjà à distance
On oublie souvent que Freud a entretenu d’innombrables échanges thérapeutiques par correspondance, notamment avec l’Homme aux rats ou avec Anna O. sous d’autres formes.
Bien sûr ce n’était pas de la psychanalyse “au téléphone”, mais Freud reconnaissait la puissance clinique de la médiation non présentielle.
1.3. Le transfert n’est pas lié au face-à-face
Freud montre que le transfert se construit :
par la répétition de la position infantile,
par l’adresse au sujet supposé savoir,
par l’investissement pulsionnel et affectif.
Aucune de ces dimensions n’exige la présence physique.
Le transfert se noue dans le discours, non dans la présence.

2. Lacan : la voix comme objet et le téléphone comme espace du symbolique
Chez Lacan, il existe une cohérence encore plus forte avec la cure par téléphone.
2.1. L’objet voix
Dans son Séminaire X (L’angoisse) puis dans les séminaires ultérieurs, Lacan conceptualise la voix comme objet a.
Ce n’est pas seulement un support de communication, mais :
un reste pulsionnel,
un élément détaché de l’image du corps,
un vecteur privilégié du désir et du transfert.
Le téléphone, paradoxalement, purifie la voix : elle devient plus nue, détachée du corps visible, ce qui peut accentuer le travail sur l’objet voix.
2.2. La parole pleine ne dépend pas du lieu
Pour Lacan, ce qui fait l’analyse, ce n’est pas la présence mais :
l’adresse,
le dire,
la coupure,
la signification produite dans l’instant.
Le symbolique, espace fondamental de la cure, n’est pas spatial : il est transférentiel et langagier.
Le téléphone, loin de gêner ce registre, peut le recentrer.
2.3. La fonction du divan : dissocier regard et parole
Lacan rappelait que la mise sur le divan — héritée de Freud — visait principalement à neutraliser le regard, pour éviter que la demande ne se fixe dans un jeu imaginaire.
Or, le téléphone produit cette dissociation de manière radicale :
pas de regard, pas de mise en scène corporelle, pas de séduction imaginaire.
Il permet donc un accès direct au registre symbolique, là où la psychanalyse se joue véritablement.
3. Objections classiques : comment y répondre selon Freud et Lacan
3.1. “Le cadre n’est plus respecté.”
Faux.
Le cadre psychanalytique repose sur :
la régularité,
la temporalité (séance, coupure),
le paiement,
l’adresse au psychanalyste.
Le téléphone modifie le lieu, pas le cadre.
3.2. “La présence physique est indispensable.”
Aucun texte freudien ou lacanien ne fait de la présence un dogme.
La présence symbolique suffit — c’est même celle qui opère.
3.3. “L’interprétation est moins efficace à distance.”
L’interprétation lacanienne est un acte sur le signifiant.

Elle opère sur :
le mot,
la coupure,
le silence,
le signifiant maître.

Ces phénomènes sont entièrement perceptibles par téléphone, parfois de manière accrue.
4. Avantages spécifiques de la psychanalyse par téléphone
4.1. Accès plus facile aux associations libres
L’absence de regard favorise la désinhibition, la spontanéité, la sincérité.
Beaucoup de patients produisent des associations plus profondes par téléphone.
4.2. Réduction de la résistance imaginaire
Sans corps visible, l’imaginaire est moins activé.
Le symbolique peut se déployer plus librement.
4.3. Continuité de la cure
Quand la disponibilité, la mobilité, la santé, ou la distance géographique posent problème, le téléphone permet d’éviter les arrêts brutaux.
4.4. Intensification de l’écoute
Le psychanalyste, privé d’indices visuels, doit pratiquer une écoute flottante accentuée :
nuances de voix, respirations, silences, ponctuations.
Cela peut affiner la précision interprétative.
5. Limites et exigences du dispositif
La psychanalyse par téléphone fonctionne à condition de respecter :
5.1. Un cadre stable
Lieu calme, confidentialité assurée, régularité des séances.
5.2. Une déontologie stricte
La cure par téléphone n’est pas une psychanalyse “allégée”.
Elle demande la même rigueur, la même éthique, la même temporalité.
5.3. Une indication clinique adaptée
Certaines situations (crises aiguës, passages à l’acte importants, psychoses non stabilisées) peuvent nécessiter une présence physique ou un encadrement pluridisciplinaire.
Conclusion : le téléphone, loin d’affaiblir l’analyse, peut la recentrer sur son essence
Freud l’a montré : c’est la parole qui soigne.
Lacan l’a approfondi : c’est l’adresse, l’interprétation, et le symbolique qui opèrent.
La psychanalyse par téléphone, lorsqu’elle est menée dans un cadre rigoureux et avec un praticien formé, n’est pas un substitut moindre.
Elle peut même permettre une expérience analytique plus dépouillée, plus précise, plus centrée sur la voix, la coupure, et le désir qui s’y articule.
La psychanalyse ne dépend pas d’un lieu, mais d’un acte. Et cet acte, fondamentalement, passe par la parole adressée — qu’elle traverse un cabinet… ou un fil téléphonique.